Elle était belle. Magnifique, à ses yeux. Une déesse aux cheveux d’ambre et à la peau opale. Ses yeux délicats, ses mains, oh, ses mains… Douces. Exquises. Sculptées par les anges. Ses hanches douces aux courbes généreuses et agréables. Des courbes parfaites. Un corps parfait, digne d’un rang divin. Le souvenir de son index passant sur la pulpe de sa lèvre, elle qui l’attrapait entre ses dents, sans méchanceté, leurs regards qui se croisent, leurs sourires qui s’étirent. C’était peut-être ça, le bonheur. Cet instant éphémère dont vous ne vous rendez compte de l’existence et de l’absence qu’après l’avoir vécu et quasiment oublié.
« Ecoute, mon gars. J’ai pas toute la journée. Tu vois ces photos ? Tu vois ce type ? Il est mort. Mort. Tué. Et nous savons que c’est ta nana qui l’a fait. Alors on va se mettre d’accord. Qu’est-ce que tu sais ? Qu’est-ce que tu as vu ? Je veux tout savoir.
- Vous n’avez aucune preuve. »
Cette phrase avait été prononcée par Vinciente avec un calme presque glaciale. Ce n’était pas une question, ni une supplication désespérée. C’était simple, avérée. Une vérité déposée. Le visage du flic se rembrunit.
« Pourquoi tu la couvres ?
- La seule raison que j’aurais de la couvrir, c’est si elle a froid. Elle n’a rien fait. »
Oh, bien sûr, c’était faux. Bien évidemment. Et elle le savait. Elle savait même que Vinciente le savait. Parce qu’elle savait qu’il pouvait voir les morts et que ce mort-là était en trop bons termes avec le médium pour ne pas venir le voir et lui raconter tout ce qui s’était passé. Et à l’instant, c’était avec un self-control immense que Vinciente réussissait à passer l’entretien. Car ce que ne pouvait voir le flic rabougri, c’était l’esprit de son meilleur ami, Gabriel, qui lui hurlait de dire la vérité et de tout raconter.
« Vieux, c’est une psychopathe, Elise ! Tu ne vas pas la laisser s’en tirer comme ça, bordel ! Je te croyais mon pote, et bah apparemment je me trompais. Putain, s’il t’arrive un truc un jour, ne viens pas te plaindre à moi. T’es pas obligé de leur dire que t’es médium, sérieux. T’as juste à les aider un peu. D’autant que je sais où elle a rangé l’arme du crime, la grognasse. »
Vinciente serra les dents. Ne parle pas d’Elise comme ça, abruti. Tu ne sais rien. Je sais très bien où et l’arme, et je sais très bien que tu as raison. Mais je l’aime. Et ça, tu ne pourrais pas le comprendre, à quel point je l’aime. Tu vois, tout ça, c’est de ma faute. C’est moi le responsable. Je n’ai pas été capable de la combler. De lui prouver tout l’amour que j’ai pour elle. Tu ne sais pas que cette mise en scène, un ultimatum qu’elle pose à notre couple. Si je dis la vérité, si je te choisis, toi… Je la perds, elle. Et toi, vieux… Toi, t’es mort. Je peux certes parler avec toi, mais on pourra plus jamais avoir nos trips, sortir en soirée. Elise est vivante, elle. Je dois tenir à la vie. Je la choisis, elle.
« Tu vas être inculpé pour complicité lors d’un homicide, tu le sais ça ?
- Je ne le sais pas, puisque ce n’est pas vrai. Elle n’a rien fait.
- T’es qu’un gosse, tu ne devrais pas te foutre dans un tel merdier. T’as la vie devant toi. »
Vinciente jetta un regard ironique à Gabriel, sans pour autant oser dire au policier que c’était plutôt un mort qu’il voyait face à lui, à côté dudit flic.
« Elle n’aurait jamais fait ça.
- Comment peux-tu en être sûr ?
- Je le sais. »
Un soupir énervé. Le flic était mal à l’aise. Le jeune qu’il avait devant lui avait quel âge ? 17, 18 ans grand maximum. Il n’avait pas envie de le faire plonger, et il ne faisait pas partie de ces collègues qui n’en ont rien à foutre des innocents qu’on fout en prison par flemme de prouver leur innocence. Et en même temps, l’inspecteur n’arrivait pas à savoir s’il était réellement complice ou non.
« Allez, dégage. Je veux plus te voir. »
Vinciente sortit, laissant le policier seul dans la salle d’interrogatoire. Quelques minutes plus tard, un collègue passa devant la porte et stoppa, surpris.
« Edouard, tu l’as laissé filer ? Il était complice, c’est clair !
- Ecoute, il n’a rien fait de mal. Il a choisi de protéger celle qu’il aime. Il est encore jeune, je crois qu’il a le droit à une seconde chance, on va pas détruire sa vie sur un faux pas de sa part.
- Il t’a donné combien ?
- Rien du tout, bordel ! Sois un peu humain ! »
Vinciente allait alors sur ses 18 ans. Il venait de finir sa scolarité et il entrait dans les études supérieures. Il avait la chance immense d’avoir été accepté à Paris dans une prestigieuse école d’art, Les Gobelins. Il avait tout pour être heureux, d’autant plus que ce déménagement lui permettait de vivre avec l’amour de sa vie, Elise. Cela faisait maintenant deux ans qu’ils sortaient ensemble, et la distance avait une des choses les plus difficiles à gérer. Elise était très jalouse, mais Vinciente y mettait de la volonté. La plupart de ses économies étaient passées pour des voyages réguliers en France et son temps était dépensé à perfectionner ses techniques pour pouvoir entrevoir la possibilité de faire ses études à Paris. Pour quitter enfin cette petite ville merdique, Olstread. Il avait eu envie de neuf, d’amour, et il était enfin à Paris. Mais rien ne s’était passé comme prévu. Il était arrivé l’été, deux mois avant la rentrée de son école pour trouver un appartement et prendre le temps d’emménager. Rien ne pouvait le rendre plus heureux, mais ce n’était pas le cas d’Elise. La belle Elise fondait de jalousie, même quand il était là. Le premier mois, il avait pris le temps de la rassurer, lui dire qu’il était là juste pour elle, qu’il l’aimait plus que tout. Le second, il la poussa à l’accompagner dans des sorties variées, touristique ou au Louvre, le plus grand musée qu’il n’avait jamais vu. Le mois d’août se passa donc plutôt bien. Mais à la rentrée tout se gâcha. Vinciente n’avait plus le temps, le travail et les cours étaient un poids considérable dans son emploi du temps, ce que Elise avait du mal à enregistrer, elle faisant des études de psychologie dans une fac miteuse de banlieue qui ne lui prenait pas que quelques heures par semaine.
La fatigue travaillait de plus en plus Viciente qui profita de rencontrer de nouvelles têtes pour lier des amitiés, et notamment avec Gabriel. Ils sortaient régulièrement entre potes, mais Gabriel ne pouvait pas supporter Elise, et c’était réciproque. Il disait qu’Elise l’étouffait et allait un jour péter un câble. Elise ne supportait pas de voir son amant avec quelqu’un d’autre, même pour une simple amitié.
Et un jour, elle commit l’irréparable. L’ultime ultimatum.
« Vin’… Si tu m’aimes vraiment, alors pardonne-moi. Choisis-moi. Protège-moi.
- De quoi, chérie ?
- Il n’est pas encore venu te parler ?
- Qui donc ?
- Gabriel.
- Me parler de quoi ?
- Il te l’expliquera. Tu me protégeras toujours, hein, dis ?
- Bien sûr, ma puce. »
Vinciente la serra dans ses bras et, fermant les yeux, embrassa son front.
« Tu m’as menti ! Salaud ! Je te déteste ! Je te hais plus que tout !
- Mon amour, calme-toi, je t’en supplie… Je te jure que je ne leur ai rien dit !
- TU NE M’A PAS PROTEGEE ! Tu les as laissé faire ! Je vais aller en prison par ta faute, et on ne pourra plus jamais être ensemble ! Je te déteste ! Je savais que tu le choisirais lui, tu l’as toujours aimé plus que moi !
- Elise… Mon cœur…
- NE M’APPELE PLUS COMME CA. Je ne suis plus ton cœur ! Tu n’as pas de cœur ! Je vais te le prouver ! »
Dans un élan de rage, elle sauta sur lui, un poignard à la main, et frappa. L’éclair blanc de l’acier passa devant les yeux de Vinciente, reflétant toute sa vie dans une seconde. Il se souvint de tout. Ses souvenirs les plus chers. Le premier, cette visite au musée. Le musée d’Olstread. Cette fascination pour les peintures qui l’avaient absorbée si facilement. C’était sa première rencontre avec l’art, il devait avoir 7 ans. Le Monochrome de Klein. La première peinture qu’il a voulu comprendre. Une toile tellement simple qu’on pourrait s’en détourner en une seconde, mais Vinciente avait perçu une profondeur impressionnante et un travail saisissant. Il aura fallu au peintre plusieurs années pour développer cette molécule colorée unique, d’un bleu intense et parfait, inégalé à ce jour. Le second, c’était un matin en sortant de la forêt où il était allé chercher des champignons avec sa grand-mère. Il était venu vers sa mère avec son panier plein de divers espèces, toutes comestibles grâce aux bons conseils de son aïeul. « Regarde ce qu’on a cueillit avec Grand-Maman ! ». Le regard de sa mère. Empli de tristesse et d’horreur. « Vin’… Grand-Maman est morte. Depuis trois ans maintenant. Et tu le sais très bien. Arrête de me torturer avec ça, je t’en prie… - Mais je l’ai vraiment vue ! – Tais-toi maintenant ! ». Une gifle. Violente. Le troisième, le rire des enfants. Tout le monde le trouvait bizarre et rien ne s’arrangea avec l’adolescence. Son amour de l’art commençait à se faire sentir, et tout le monde chuchotait qu’il avait des hallucinations. Il avait commencé à se renfermer, s’isoler. Il était rejeté, seul dans son monde où l’imagination et l’onirique avait leur place. Personne ne le comprenait. Jusqu’au quatrième souvenir. Elise. Le premier contact. C’était une adolescente, du même âge que lui. Malgré le fait qu’elle soit française, elle parlait très bien l’anglais. Elle avait une fascination inébranlable pour l’époque victorienne. C’est ainsi que Vinciente s’y intéressa, par l’histoire de l’art. Il découvrit un monde de dieux et de beautés, mais rien n’égalait sa beauté à elle, son amour de jeunesse.
La douleur le fit sursauter avec violence. Pourtant, un détail retint son attention… S’il avait mal au cœur, ce n’était pas à cause d’une blessure. Non, la blessure pulsait plus bas, juste sous les côtes. Il regarda, cherchant à comprendre la situation. Elise était au sol, et le flic qui l’avait interrogé quelques semaines plus tôt tentait de la maîtriser alors qu’elle se débattait comme une forcenée. Une main sur la plaie béante, Vinciente recula, terrifié.
« Mon amour, ne les laisse pas m’emmener… Je t’en prie, protège-moi, j’ai besoin de toi !
- Non… »
C’était une négation d’abandon. Il était réellement terrorisé de voir qu’elle avait été jusqu’à le blesser. Oh, il le méritait certainement… Mais elle aussi. Elle avait tué son meilleur, et un des seuls, ami. Et pourtant… Pourtant… Il ne pouvait pas la détester. Quand le policier la menotta et l’emporta, il regardait encore ses cheveux dorés ondulés au gré de ses mouvements saccadés. Il admirait ses yeux embrumés qui scintillaient dans la semi-obscurité.Ses courbes toujours aussi parfaites qui ondulaient sauvagement. Il l’aimait. Et ce n’est pas la douleur de la lame dans sa chair qui lui fit perdre connaissance, mais la douleur en son cœur, trahi et brisé.
Dès qu’il fut rétabli, avec pour seules traces la fine cicatrice sur son torse et son cœur déchiré, il s’enfuit de Paris pour retourner en Angleterre, dans la ville où il avait toujours vécu, Olstread. Où toute sa famille avait toujours vécue, en réalité. Sa mère y habitait, et ses grands-parents avant lui, et depuis toujours, les anciens. Son père était venu y vivre quelques années, le temps de donner un fils à sa mère et de repartir. Tout ce qui lui restait de lui était ce nom, Marconni, d'origine italienne. Nous éviterons toute amalgame entre son origine et son étonnante facilité à quitter sans regrets la mère de Vinciente alors que celui-ci n'allait même pas encore à l'école.
Il avait eu de la chance, beaucoup de chance. La lame du poignard avait éraflé quelques organes, mais elle n'avait jamais entamé ni son poumon ni le système digestif qu'il y avait en dessous. Avant d’arriver à Olstread, il se teint les cheveux pour éviter qu’on le reconnaisse trop facilement. Jusqu’à la fin de la première année, il ne fit rien d’autre que pleurer Elise, son Elise si belle. Il n’avait que cette idée en tête. La retrouver, tout en sachant que c’était impossible. Elle devait croupir dans une prison française à l’heure qu’il était. Et elle avait essayé de le tuer. C’était ce que lui répétait, chaque jour, l’esprit de Gabriel qui était resté à ses côtés. Il ne sortit de chez lui que quand le printemps revint. Des sorties courtes, où il ne parlait à personne. Il se promenait dans le parc ou allait regarder vaguement les peintures du Musée d’ Olstread. Rien n’avait de goût, c’était à peine si l’art mettait un peu de couleur de sa vie.
Jusqu’à ce jour. Ce jour où le directeur du Musée décida de faire une exposition sur l’époque victorienne, qui durerait tout le mois de juin. Beaucoup de peintres étaient représentés. Mais surtout. Surtout. Vinciente rencontra
Cette Toile. D’un peintre victorien peu connu, la toile avait tout de même une certaine valeur. Mais pas autant que pour Vinciente. Sur cette toile, était peinte Elise. Tout y était, son épaule douce, son visage compréhensif et il y avait ce sourire. Une esquisse du bonheur qu’il ne connaîtrait jamais avec elle. Il observa la toile un long moment. Très long. Et le jour suivant, il revint pour la regarder. Pendant plus d’une semaine, il vint chaque jour pour contempler la toile, posée parmi les autres. Le directeur le remarqua, là, assis, toujours à la même place. Et, au bout d’un peu plus d’une semaine, il n’y tint plus. Il s’assit à côté de ce visiteur incongru, naturellement, et demanda :
« Tu aimes l’art ? »
Vinciente le regarda, haussant un sourcil. Il n’avait pas parlé à un vivant depuis fort longtemps. Depuis l’accident, en réalité. Ici, personne ne l’attendait. Sa mère était partie vivre à Londres et elle ne savait pas que son fils était de retour en Angleterre. Elle n’avait plus de nouvelles de lui et était très inquiète, mais il était majeur et elle n’avait aucun pouvoir pour lancer des recherches. Ici, il n’avait aucun ami, aucun soutien. Ses seuls interlocuteurs étaient Gabriel, et quelques autres esprits plus ou moins sympathiques. Alors c’est en chuchotant, et sans regarder l’inconnu assis à côté de lui qu’il dit :
« J’ai aimé…
- Plus maintenant ?
- Je ne sais pas…
- Si tu me permets une certaine indiscrétion, je crois que tu aimes l’art. Tu es peut-être un peu perdu, et honnêtement, je ne veux pas savoir pourquoi, mais je sens qu’il ya quelque chose qui pourrait te promettre à un brillant avenir. »
Et pour la première fois depuis des mois, Vinciente regarda l’inconnu en face. Cette impression étrange… L’homme ne le jugeait pas. D’ailleurs, il n’avait pas grand-chose à faire de sa vie. Lui, ce qu’il aimait, c’était l’art. Et il voyait du potentiel en Vinciente.
« Si tu postules pour la licence d’histoire de l’art à notre faculté, je te soutiendrais. J’y enseigne et j’ai donc une certaine influence sur le choix des élèves. C’est toi qui vois. »
Le directeur repartit, laissant Vinciente devant la toile. Il ne la quitta pas des yeux jusqu’au soir, comme à son habitude, mais quelque chose avait changé. Comme s’il était passé de mort à vivant, comme s’il s’était découvert un lendemain. Une licence d’histoire de l’art. Il était bien loin ses rêves de gloire, ses ambitions d’artiste. Mais il pourrait rester avec une des rares choses qui lui restait : son amour pour l’art. Sa garde-robe changea. Il rangea ses vieux t-shirts d’adolescents et ses jeans trop larges et, en ultime hommage à Elise, il prit des tenues plus élégantes et victoriennes.
Ses études se passèrent sans problème. Il était passionné et il obtint son diplôme haut-la-main. Le directeur du Musée l’engagea à sa sortie de l’école et le plaça juste à côté de lui, son subordonné direct. Bien que le directeur ne soit pas un homme que Vinciente considère comme un ami, ce fut un collègue et un patron admirable. C’était très agréable de travailler avec lui, car il avait ce détachement qui lui permettait de supporter et de comprendre toutes les situations. Il se mettait rarement en colère, il ne montrait jamais ses émotions, si tant est qu’il en avait. Il ne se mêlait pas de la vie de ses employés, il n’en avait réellement rien à faire, sans méchanceté. Il respectait tellement bien la vie privée des autres que personne n’arrivait à le considérer comme un ami proche. Mais ça lui allait. C’est ce que Vinciente détesta et apprécia chez lui, en même temps. Ainsi, malgré son don et ses manies quelques peu dérangeantes, le directeur lui donna sa chance, et même plus. Malheureusement, Vinciente ne put jamais trouver en lui le père qui lui avait tant manqué dans son enfance, le soutien dont il pensait avoir besoin.
Le seul évènement notable durant ses études fut la rencontre qu’il vécut au cours de sa première année. Elle s’appelait Nathalia, et ce ne fut pas une de ces amantes, loin de là. C’était une petite fille de dix ans, complètement perdue. Perdue dans la ville pourtant pas bien grande, mais surtout perdue à cause de ce qu’elle savait d’elle-même. Comme Vinciente, elle avait un don, ou une malédiction, selon le point de vue. Elle pleurait, et il vit en elle l’enfant perdu qu’il avait été. Dans un élan de sentiment paternel ou fraternel, il ne savait pas trop, il décida de l’aider autant qu’il put. Son don étant très différent du sien, il ne put pas faire grand-chose, mais il restait là, juste au cas où elle aurait besoin de lui. Il la regarda grandir à côté de lui, et retrouva le sourire. Un sourire qui sonnait un peu faux, mais un sourire tout de même.
Quelques années plus tard, alors qu’il avait vingt-six ans, le directeur, qui n’était plus tout jeune, parti en retraite dans un coin égaré de l’Ecosse, en laissant à son favori, Vinciente, le poste de direction de l’établissement. Vinciente s’en sentit très flatté, autant qu’on peut l’être quand un vieil homme vous offre le commandement d’un centre culturel miteux d’une ville de trois fois rien. Cependant, il prit très à cœur, dans un élan de fougue, de remettre à neuf le centre qui prenait la poussière. Il développa lui-même le Pôle de Danse et Spectacle, il organisa de nombreux évènements pour donner vie à ce lieu sinistre et si particulier. Oh, bien sûr, il ne faisait pas cela gratuitement. S’il voulait renflouer autant les caisses du centre, c’était pour une raison bien précise. Un dernier caprice. Il voulait acheter Cette Toile. Et quand il eût atteint ses vingt-neuf ans, il réussit. Il l’installa dans la pièce des plus grandes œuvres, au centre, point de mire de tous les regards. Quelques collègues critiquèrent ce choix plus ou moins douteux, mais la plupart comprirent qu’il y avait entre lui et cette toile quelque chose de plus que quelques grammes de pigments. Et de toute façon, aucun n’avait le courage d’aller lui dire en face ce qu’il pensait. Vinciente était devenu un homme assez influent, certes, mais il faisait toujours aussi peur, avec sa manie de vous parler comme si vous étiez mort.
Mais lui, il s’en fiche. Il n’a plus rien à perdre. C’est un homme blessé, détruit. Il souffre de son absence, de sa présence à travers cette peinture. C’est devenu sa seule façon de vivre. Ne plus craindre de perdre, pour prendre le risque qui permet de gagner beaucoup. Beaucoup, mais jamais assez. Jamais elle.