La maison de Vinciente Marconni n’est certainement la plus impressionnante, parmi les manoirs et les petits châteaux qui peuplent Notting Hill. Non, c’était vraiment une maison plutôt petite, mais parfaite pour un homme adulte seul. C’était ce qui était écrit sur le panneau publicitaire de l’agent immobilier :
• Maison ancienne, 109m² habitables, 1 étage, cave à vins,
• 2 chambres, un bureau, sdb, salon-salle à manger 35m², cuisine équipée, cheminée,
• Jardin entretenu 250m², avec terrasse 15m²,
• Parfait pour personne seule ou jeune couple.
Le tout était accompagné d’une photo de l’extérieur. Quand Vinciente avait vu cette affiche, il était reparti sans y porter plus grand intérêt. C’était une maison qui avait l’air agréable, mais c’était légèrement au-dessus de ses moyens et son appartement convenait très bien à l’homme seul qu’il était. En fait, ce n’est qu’une semaine plus tard, passant par le quartier de Notting Hill, qu’il s’arrêta devant ladite maison. Il l’observa. La photo ne rendait pas vraiment sa beauté et notamment celle des fleurs et autres verdures entretenues avec tant de précision qu’on pourrait croire qu’elles avaient poussées là d’elles-mêmes. Seul un observateur consciencieux pouvait déceler la main du jardinier, soutenant quelques boutons, arrangeant quelques branches. La maison était alors présentée dans un cadre beaucoup plus subtile. Les pierres n’étaient plus lourdeur et brutalité, mais nature et protection. Le mur restait brut, mais il semblait jouer son rôle de protecteur. Mais surtout, surtout, Vinciente put voir le numéro de la maison. Le numéro 37.
Après une seconde d’hésitation, Vinciente avait sonné ; nonobstant, la réputation du gentlemen qui parlait tout seul, les deux tourtereaux y habitant étaient suffisamment pressé de vendre pour ne pas rejeter un acheteur potentiel. L’homme entra et faillit ressortir directement. La décoration intérieure était, selon ses critères, fade et sans goût. Du made in Ikea ou autre grande enseigne. Le seul cachet était les poutres apparentes dans le salon, et heureusement qu’ils n’avaient pas eu le plus totale mauvais goût de les peindre du même marronnasse fade que les murs. Cependant, par respect, il continua la visite comme si de rien n’était. Et malgré la décoration, il put apprécier un certain charme. Ce qui le décida fut la réponse du couple à sa dernière question :
« Vous avez un jardinier ?
- Oui. »
Voilà comment Vinciente acquit sa maison dans le quartier de Notting Hill. Mais il n’en resta clairement pas là. Il refit tout l’intérieur pour l’aménager et le rendre plus personnel. Aujourd’hui, si vous aviez la chance infinie d’y pénétrer, après avoir grimpé quelques marches, vous vous retrouveriez sur le palier, face à une porte assez ancienne au heurtoir de bronze en forme de main. L’entrée, assez petite, était très sombre. Une seule lumière pouvait y être allumée et celle-ci pointait sur une reproduction de la Toile, tout juste face à l’entrée. À gauche, un porte manteau sur pied, où règne les chapeaux préférés de Vinciente ainsi que son manteau long. À droite, un escalier qui montait à l’étage en longeant le mur. En vous avançant un peu, vous rencontreriez très vite la commode qui sert principalement de vide-poche. Le tableau trône au-dessus, d’une présence oppressante, malgré son sujet léger. Sur le côté de la commode, qui donne l’impression de sortir d’un grenier par ailleurs, un vase à parapluies, dans lequel se trouve l’unique canne de Vinciente. Une canne très simple, en bois sombre vernie avec un pommeau en cuir lissé. Sous l’escalier, une arche qui mène au salon. D’un pas hésitant, vous entreriez dans le salon, hésitation due certainement à la lumière qui se déverserait presque violemment dans vos pupilles et dont la cause est constituée les deux immenses baies vitrées qui donnent sur le jardin derrière la maison. Directement à votre droite, vous apercevriez un
tableau, victorien toujours, représentant un paysage de la campagne anglaise, une reproduction, toujours. Le long du même mur, une porte menant à une chambre d’invités qui semble d’avoir jamais été occupée par personne d’autre que
cette femme allongée lascivement dans un tableau accroché juste au-dessus de la commode qui fait face au lit à deux places, couvert par un dessus de lit blanc, en dentelle grossière. Une fenêtre donne sur la rue d’où vous viendriez, deux tables de nuit surplombées de deux lampes encadrent le lit, rien d’autre de remarquable. Vous retourneriez au salon, faisant maintenant face à une table ronde, comportant généralement une nappe en lin et un vase cristallin aux fleurs pesantes, entourée par quatre chaises en bois à l’assise molletonnée. Dans le coin, un petit meuble décrepi où traine une édition du Times, celle de la veille ou de l’avant-veille. Le parquet, pourtant jeune, grince et vous observeriez le tapis au sol, aux motifs poussiéreux. Le même genre de tapis traîne sous le petit canapé en cuir face à une cheminée remplie de cendre, traces restantes de quelques bûches qui tentent vaguement de réchauffer l’âtre. Ce qui vous frapperait dans ce salon, ce ne sont pas les multiples tableaux accrochés au mur, tous victoriens et à vos yeux novices, tous identiques, ni les confortables fauteuils du même cuir usé que le canapé, ni les rideaux épais et sombres en velours, ou simili-velours, ni la chaîne stéréo d’une grande qualité aux enceintes accrochées de part et d’autre de la cheminée, ni, même, la table basse rongée par les termites qui semble refermer quelque choses, certainement quelques bouteilles d’alcool ou une couverture, mais bel et bien la peinture surplombant la cheminée. Cette peinture-là est très différente des autres, moins précises que les victoriennes, peut-être un peu moins juste, mais d’un flou étrange et pourtant porteur d’une émotion que vous ne sauriez pas décryptée. La scène elle-même semble être codée, par une clé que seul son auteur connait. À force de le détailler, vous y décèleriez certainement cette ombre mordorée, serait-ce une chevelure ?, ce léger éclat de ce qui semble être une main tendue vers vous, et l’absence significative d’un brillant dans ce qui pourrait être la noirceur de deux pupilles suppliantes. Vous seriez tellement mal à l’aise que vous ne penseriez certainement pas à regarder la signature, très sobre et élégante, deux lettres : MV. Peut-être distrait par pensées et spéculations, vous vous tourneriez vers la baie vitrée, jetteriez un œil sur le jardin. Vous y verriez d’abord une terrasse en pierres, où une table et des chaises en fer semblent n’être là que pour la décoration, attendant tout de même qu’une lady vienne y prendre le thé avec un invité de marque. Sur le côté de la table, vous noterez peut-être la présence d’une trappe assez grande pour laisser passer un homme. Celle-ci mène vers la cave à vins, pour l’instant peu remplie, de Vinciente, chose que vous ne sauriez que s’il vous invite à dîner, évènement aussi rare qu’improbable. Après la terrasse, une fois passés les parterres de fleurs délicates, un jardin au gazon bien entretenu s’étend sur quelques mètres, entouré par une haie d’if aux fruits rouges, tentation meurtrière. L’ombre est donné par deux grands arbres, d’une ou deux dizaines d’années, un charme et un bouleau. Peut-être préféreriez-vous retourner à la cuisine. Une petite cuisine, avec une fenêtre donnant également sur la rue et sur un parterre de fleurs en bonne santé. Une cuisine qui manque de style, par rapport au reste de la maison, de toute évidence. Si vous vous attendiez à trouver un poêle ou une gazinière, perdu. En réalité, la cuisine est, avec une salle à l’étage, la seule pièce auquel Vinciente n’a pas touché. Il cuisine très peu, et malgré la table en bois clair qui permettrait d’y manger, il semble qu’il y préfère la table du salon. Quel que soit votre choix, vous finiriez par retourner sur vos pas jusqu’à l’entrée pour franchir les quelques marches en moquette fade qui mènent à l’étage, sur une toute petite mezzanine peu éclairée. Trois portes se présenteraient à vous. À gauche, la chambre dans laquelle vous n’oseriez pénétrer. La moquette y est encore plus sombre et les tableaux plus présents que nulle part ailleurs. Une seconde réplique de La Toile règne en maître au-dessus du lit, avec d’autres multiples tableaux, représentants pour la plupart des femmes. À côté de la porte qui donne sur le dressing, pièce sans aucun intérêt, mis à part si l’envie vous prend de détailler l’extravagante garde-robe de l’artiste, un tableau très sombre est accroché. Le nom est gravé dans le cadre doré,
The Lovers. D’autres tableaux sont présents, sur chaque pan de mur,
certains plutôt joyeux,
d’autres plus calmes, voire même
sensuels. En face, une porte s’ouvre sur la salle de bain, assez classique, avec une baignoire vieillie sur la gauche, un rideau rouge tiré sur le côté, en face une commode où se trouvent le lavabo et le miroir pour les ablutions matinales. Une serviette pour les mains est accrochée sur le côté, brodées aux initiales du maître de maison. Une fenêtre donne sur le jardin, cachée du vis-à-vis grâce aux deux arbres. La salle de bain est la seule pièce dépourvue de tableau, mais l’esprit victorien est encore rappelé par les robinetteries en cuivre. Tout à droite, une porte mène au living-room, avec toutes les commodités pour le linge, du lave-linge au fer à repasser en passant par le sèche-linge. Une des pièces où il règne le plus de bordel, en vérité, ce qui rétrospectivement appuie sur l’aspect impeccable de l’habitation, à l’image de son propriétaire. La seule pièce que vous oseriez visiter serait certainement le bureau, dernière porte à droite sur le palier. Une pièce encore une fois très sobre, avec un imposant bureau en chêne massif. Un sous-main en cuir vert entouré de stylos de qualité, un stylo-plume japonais, un porte-mine en métal et un stylo-bille publicitaire du Olstread Cultural Center, accompagne un ordinateur portable très fin, qui étrangement semble très récent, beaucoup plus que le bureau sur lequel il est posé. Derrière le bureau, un siège en cuir, identique à ceux bordant la cheminée du salon, et devant de siège à peine moins beaux. Dans le coin face à la porte, un petit meuble carré supporte une sorte de bonzaï, une espèce de pin minuscule, en trop bonne santé pour qu’il soit travaillé de la main de Vinciente. Trois tableaux sont accrochés aux murs, un sur chaque pan, le dernier étant occupée par une fenêtre donnant un point de vue plus haut sur la rue. Sur le mur adjacent, derrière le bureau en travers de la pièce, la représentation d’un
discours de Alma Tadema Lawrence. Face à la fenêtre, une
rivière et sur le dernier mur, un doux
coucher de soleil sur les ruines d’une église. Si vous osiez, vous soulèveriez éventuellement le sous-main, pour découvrir, émiettée par le temps, la photo d’une jolie jeune femme, blonde et aux yeux captivants. Mais jamais vous n’oseriez. Jamais vous n’oseriez entrer dans cette maison, aux rideaux souvent tirés, occultant toute lumière, à la porte toujours fermée. Cette maison est oppressante, avec une aura indescriptible, et jamais vous n’auriez l’envie d’y entrer.